Ils sont Bunongs, issus d’un peuple autochtone de la région du Mondol Kiri, à l’est du Cambodge, à la frontière avec le Vietnam. En 2008, leur terre ancestrale a été concédée à Socfin-KCD, filiale cambodgienne du groupe Bolloré, pour un vaste projet de plantation d’hévéas, ces arbres dont on extrait le caoutchouc naturel. Sept ans après de vaines batailles pour faire valoir leurs droits, ils ont décidé d’assigner en justice la société mère. Vendredi 24 juillet 2015, leur avocat Fiodor Rilov a saisi en leur nom le tribunal de grande instance de Nanterre dans le cadre d’une action en responsabilité contre le groupe de l’homme d’affaires français Vincent Bolloré. Dans cette action intentée au civil, les Bunongs réclament une réparation en nature, espérant récupérer leur terre, ainsi que plusieurs dizaines de milliers d’euros de dommages et intérêts chacun.
La situation des Bunongs avait été déjà dénoncée en 2011 dans un rapport « Cambodge, terrains défrichés, droits piétinés » où la Fédération des droits de l’homme (FIDH) invitait « instamment » Socfin-KCD à « suspendre toutes ses opérations jusqu’à ce que les différends en cours [avec les Bunongs], portant sur les terres en jachère, l’indemnisation, les réinstallations, les conditions de travail soient réglés ».
Il y a 7 ans, le Cambodge a accordé une concession foncière de 7 000 hectares, située à Bousra, commune de la région de Mondol Kiri, pour l’exploitation industrielle de l’hévéa, au groupe Khaou Chuly (KCD). Cette société de construction cambodgienne avait conclu, un an plus tôt, une joint-venture avec Socfin Asia, détenu principalement par le groupe industriel français Bolloré et les familles belges Ribes et Fabri
Expropriations et maigres compensations
Présents dans la région depuis des siècles – abstraction faite de la période des Khmers rouges au cours de laquelle certains ont dû fuir avant de revenir –, les Bunongs vivent d’une agriculture traditionnelle et itinérante ainsi que de la cueillette de produits forestiers. La terre est le maillon central de leur organisation sociale et de leur identité. Ils suivent un système de croyances animistes fondé sur la protection des forêts sacrées et des lieux de sépultures de leurs ancêtres.
La législation cambodgienne prévoit une reconnaissance juridique des communautés autochtones et protège leur droit à la propriété collective. Mais la concession à Bousra a été accordée sans que ne soit menée une étude d’impact social et environnemental. Les populations n’ont pas non plus été consultées, comme une telle étude l’exigerait pourtant. Sitôt la concession accordée, Socfin-KCD lançait des opérations de défrichage et de plantation, affectant plus de 850 familles. L’entreprise les mettait devant le fait accompli. Parfois, elle proposait à certains habitants une indemnisation de la perte de leur parcelle de terre. A d’autres, elle offrait un nouveau terrain hors de la concession, en compensation.
Expropriés, privés de leur outil de travail, les Bunongs n’ont eu d’autres choix que d’accepter les 200 dollars par hectare que la compagnie leur offrait. Une maigre compensation, vite épuisée. « Nous ne savions pas quel était le bon prix de vente parce que nous n’avions jamais été amenés à vendre des terrains de notre terre ancestrale pour faire du business », témoigne Blang Sinn, un des 80 Bunongs ayant décidé d’assigner en justice le groupe Bolloré. Les champs de la concession représentant tout pour eux – leur outil de travail, leur habitation, leurs lieux de culte –, rares sont ceux qui ont choisi d’aller vivre ailleurs. Quitte pour certains à se retrouver sans rien.
Blang Sinn raconte comment ils sont aujourd’hui embarqués dans un système où ils n’ont pas leur mot à dire : « La compagnie nous a proposé des emplois sur la concession pour y cultiver l’hévéa. Elle paye 5 dollars par jour et si un ouvrier arrive en retard, il n’est pas payé. Il faut se lever à 5 heures pour faire cuire le riz et préparer notre repas du midi à emporter et on ne rentre pas chez soi avant 19 heures 30. » Et d’insister : « Notre vie dépend de la terre et des ressources naturelles. Aujourd’hui, beaucoup de ménages n’ont plus de terrain à cultiver, certains sont obligés de travailler pour d’autres familles. Et nos activités traditionnelles, la chasse, la pêche, la collecte de produits forestiers, tout cela, c’est fini. »
Le groupe Bolloré se défend
Le groupe Bolloré dément toute interférence dans la gestion de Socfin-KCD. « C’est Socfin qui a pris les décisions d’acquisitions des terres et gère les plantations. Présent dans à hauteur de 38 %, le groupe Bolloré n’est pas du tout majoritaire dans Socfin. Aucun collaborateur du groupe n’a de compétence de gestion dans la plantation. Nous n’avons qu’une responsabilité d’administrateur », soutient-on dans l’entourage de Vincent Bolloré.
Pour Fiodor Rilov, il s’agit de démontrer au tribunal que « la question n’est pas de savoir si Bolloré est actionnaire majoritaire ou non, mais quel contrôle il exerce sur les structures. L’intervention de la société de tête dans les activités des filiales est un fait accompli, soutient l’avocat dans son assignation. Un certain nombre de dispositions dans les statuts du groupe mentionne la culture d’hévéas. »
Il n’y a pas qu’au Cambodge que des populations autochtones sont aux prises avec des plantations industrielles dirigées par Socfin ou du moins par ses filiales sur le terrain. En décembre 2010, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a été saisie par quatre ONG (deux camerounaises, une française et une allemande) concernant les activités de Socapalm, pendant de Socfin-KCD au Cameroun. Dans son rapport remis en juin 2013, l’OCDE constate que les activités de Socapalm avaient contrevenu aux principes directeurs sur l’emploi, les relations professionnelles et l’environnement établis par l’instance internationale. Et elle considère qu’en dépit de sa position d’actionnaire minoritaire dans Socapalm, le groupe Bolloré entretient une « relation d’affaire » avec sa filiale, et souligne même que celui-ci « déclare vouloir assumer ses responsabilités et user de son influence » pour faire respecter ses principes directeurs.
Lacunes du droit international
« Une reconnaissance de responsabilité, si elle n’est pas impossible, reste difficile pour plusieurs raisons qui tiennent notamment à la preuve de l’influence réelle des multinationales sur leurs partenaires, ainsi qu’à la preuve d’une faute de leur part qui serait en lien direct avec les dommages subis par les populations concernées. Surtout qu’en l’état du droit il n’existe pas de texte contraignant à l’échelle nationale ou internationale qui consacre un principe de responsabilité des entreprises transnationales », analyse Laurent Neyret, professeur de droit, spécialiste de l’environnement. Pour le juriste, le drame du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 a favorisé le développement d’un mouvement en faveur d’une responsabilisation, morale et juridique des entreprises transnationales à raison des dommages causés par leurs filiales ou par les entreprises qui se trouvent dans leur sphère d’influence.
Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies (CDH) cherche aujourd’hui à combler les lacunes du droit international sur la responsabilité des entreprises transnationales. En juin 2014, il s’est prononcé en faveur d’une résolution proposée par l’Equateur et l’Afrique du Sud afin d’élaborer une convention sur la responsabilité des sociétés transnationales en matière de droits humains. « Cette résolution, souligne Laurent Neyret, soutenue par de nombreux pays du Sud, a été adoptée malgré l’opposition des Etats-Unis, de l’Union européenne, de l’Allemagne et de la France. La France qui, pourtant, votait le 30 mars dernier une proposition de loi – non encore définitive – visant à instaurer un devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre de plus de 5 000 salariés à l’égard de leurs filiales, de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs. »