Une semaine après le début de la mobilisation partielle russe pour renforcer le front en Ukraine, les manifestations se multiplient dans les régions russes les plus pauvres et où vivent les minorités ethniques. Elles dénoncent une approche « impérialiste » russe de l’effort de guerre, dont les minorités ethniques de la vaste fédération seraient les premières victimes.
Au Daghestan, un république russe proche de la frontière avec la Géorgie, des manifestants ont bloqué la circulation sur une autoroute, dimanche 25 septembre. À plus de 7 000 km de là, dans la région de Bouriatie, au nord de la Mongolie, un groupe baptisé Free Buryatia Foundation s’est formé pour aider les réservistes à échapper aux officiers recruteurs venus appliquer le décret de mobilisation partielle.
Ce mouvement de résistance à la décision de Vladimir Poutine d’envoyer 300 000 soldats supplémentaires sur le front ukrainien n’a pas non plus épargné la région arctique de Iakoutie, dans le nord-est de la Sibérie. Des manifestants se sont retrouvés dans la capitale régionale, Iakoutsk, pour y effectuer des danses traditionnelles en clamant « non à la guerre » et… « non au génocide », raconte le quotidien The Moscow Times, bloqué en Russie depuis avril.
Les minorités ethniques en première ligne
Ces slogans reflètent l’inquiétude grandissante d’une partie du pays, qui estime que le pouvoir cible en priorité et de manière disproportionnée les minorités ethniques et les populations des régions les plus pauvres.
« En Bouriatie, il n’est pas question de mobilisation ‘partielle’. C’est à une mobilisation totale qu’on assiste », a affirmé Alexandra Garmazhapova, présidente de la Free Buryatia Foundation, dans une interview accordée à l’agence de presse Reuters. Située à l’extrême orient de la Russie, la Bouriatie en est l’une des régions les plus pauvres.
En Crimée, annexée par la Russie en 2014, les premiers à avoir reçu l’ordre de rejoindre l’armée font partie de la minorité des Tatars. « Aujourd’hui, 80 % des ordres de mobilisation distribués en Crimée sont adressés à des Tatars [qui ne représentent pourtant que 20 % de la population régionale] », souligne sur Facebook Osman Pashaev, un journaliste et activiste russe.
« Il est évident que les minorités ethniques des régions les plus pauvres paient un prix disproportionné non seulement à l’effort de mobilisation, mais à la guerre en Ukraine en général », assure Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Moscou ne publie pas de données précises sur ses pertes au front, mais « même avec les informations officielles incomplètes, on sait que les régions où les minorités ethniques sont importantes, comme en Bouriatie ou dans la région de Touva [aussi au nord de la Mongolie, NDLR], ont perdu bien plus d’hommes, relativement à leur population totale, que les régions centrales de Russie », ajoute Stephen Hall, spécialiste de la Russie à l’université de Bath (sud-ouest de l’Angleterre).
Comment échapper à la conscription ?
Une situation qui s’explique, d’abord, structurellement. « Dans ces régions, le salaire attrayant de soldat peut être le seul moyen de sortir de la pauvreté », note Caress Schenk, politologue à l’université Nazarbaïev d’Astana (Kazakhstan). D’où une surreprésentation de ces populations venues des régions périphériques dans les rangs de l’armée « même avant le début de la guerre en Ukraine », rappelle Stephen Hall.
L’ordre de mobilisation « partielle » n’a fait qu’accentuer cette tendance. En effet, « ces minorités, souvent pauvres, n’ont pas les moyens de payer des pots-de-vin pour éviter la conscription », note Caress Schenk.
« À Saint-Pétersbourg, Moscou ou dans les autres grands centres urbains, les appelés peuvent corrompre les officiers recruteurs, faire valoir qu’ils suivent des études [les étudiants sont exemptés de mobilisation, NDLR], ou faire jouer leur réseau pour quitter le pays », énumère Jeff Hawn. Dans la région de Bouriatie, la meilleure chance des hommes en âge de se battre pour échapper à l’armée reste de se cacher dans les bois, souligne le magazine américain Foreign Policy.
À côté de ces facteurs, il y a aussi une volonté politique de cibler en priorité les minorités ethniques. « Pour Vladimir Poutine, il s’agit tout simplement d’assurer la survie du régime », souligne Adrian Florea, spécialiste de l’espace post-soviétique à l’université de Glasgow. « Le Kremlin mise sur le fait que les minorités sont beaucoup moins susceptibles d’organiser des manifestations d’ampleur que les habitants des grands centres urbains », ajoute-t-il.
Pour cet expert, le président russe attend aussi des gouverneurs locaux de ces régions, qu’il a nommés et qui lui doivent tout, un supplément de zèle pour appliquer l’ordre de mobilisation et pour contenir efficacement tout début de contestation.
Et puis « les politiciens moscovites n’en ont pas grand-chose à faire du sort de ces minorités ethniques qui se trouvent à des milliers de kilomètres », assure Stephen Hall. Cette pression exercée par le pouvoir central sur les régions en périphérie du pays « est une illustration de l’impérialisme russe qui n’est pas exempt d’un fond de racisme à l’égard de ces populations », ajoute ce spécialiste.
Un danger pour Vladimir Poutine ?
Cette mobilisation « partielle » à deux vitesses est l’une des raisons pour lesquelles « il y a de plus en plus de personnes en Russie qui disent que le pays ne sera plus jamais comme avant la guerre », affirme Caress Schenk. D’un point de vue économique, tout d’abord, « une partie importante de la population locale en âge de travailler va se retrouver déplacée pour une durée indéterminée, ce qui pénalisera encore davantage des régions déjà parmi les plus pauvres », estime Adrian Florea.
En poursuivant cette stratégie, le « Kremlin sape sa propre légitimité auprès de populations qui estiment être traitées injustement », poursuit le spécialiste de l’université de Glasgow. Un jeu qui peut s’avérer dangereux pour Vladimir Poutine. Au Daghestan, par exemple, « il y a une trentaine de minorités ethniques différentes qui ne s’entendent sur presque rien, mais se sont trouvé là un ennemi commun contre qui protester », souligne Stephen Hall.
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Pour l’instant, la menace pour le pouvoir est très relative. « Il y a certainement des gens en Russie qui aimeraient que ces groupes de protestation contre l’ordre de mobilisation se transforment en un mouvement de contestation plus général du pouvoir de Vladimir Poutine. Mais il est trop tôt pour dire si cela peut se produire », estime Caress Schenk.
« Tout dépendra de la durée de la guerre. Si elle s’achève rapidement, je pense que tout rentrera dans l’ordre. Si elle dure, et que les manifestations s’étendent à des régions plus riches avec des minorités plus influentes, comme le Tatarstan [entre Moscou et le Kazakhstan], le danger deviendrait plus grand pour le régime », estime Stephen Hall.
En attendant, ce recours en priorité à des réservistes issus de minorités ethniques « va aussi avoir un effet négatif pour Moscou dans sa guerre contre l’Ukraine », assure Jeff Hawn. Pour lui, Vladimir Poutine répète l’erreur de la fin de l’époque tsariste, quand l’armée contre-révolutionnaire s’appuyait beaucoup sur des régiments constitués uniquement de minorités ethniques. Dès que la guerre civile (1917-1922) a tourné au désavantage du camp tsariste, ces régiments ont été parmi les premiers à ne plus vouloir se battre pour une cause dans laquelle ils ne croyaient pas. « C’est pourquoi les Soviétiques ont toujours fait attention à mélanger les origines ethniques au sein de leurs bataillons », note Jeff Hawn.
Les réservistes que la Russie envoie au front sont donc non seulement mal entraînés et mal équipés, mais du fait de cette politique de mobilisation fidèle aux vieilles traditions impérialistes de Moscou, ils risquent d’avoir une motivation toute relative à mourir pour la mère patrie russe.
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